Naufragés du ciel – Chroniques d’un Groenland en fusion

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Depuis lundi, nous errons entre les couloirs feutrés de l’aéroport de Nuuk et les chambres d’hôtel aux lumières tamisées, refuges temporaires des âmes en transit. Naufragé.e.s de l’air, ballotté.e.s au gré des vents capricieux. Tel Ulysse et son Odyssée sur les flots déchaînés, nous voguons sur les aléas d’un climat déréglé, otages d’une tempête d’air chaud qui balaie l’Arctique avec une arrogance déconcertante.

Oubliez l’image romantique du blizzard cinglant et des traîneaux fendant l’immensité blanche. Ici, à quelques encablures du cercle polaire, on se balade en polaire légère. La neige, qui devrait crisser sous nos pas, dégouline mollement. Les anciens hochent la tête et murmurent qu’avant, l’hiver était un vrai salaud, un dur, un coriace. Pas ce ersatz tiède et moite, cette parodie de saison froide qui fait fondre les glaciers à vue d’œil.

L’hiver groenlandais est en RTT.

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Ce matin, nous avons tenté, vaillants et pleins d’espoir, poussant nos grosses valises et nos sacs trop lourds meurtrissant encore une fois nos épaules lasses, de rejoindre Ilulissat. L’avion a décollé, a survolé la calotte glaciaire, puis a rebroussé chemin comme un pigeon désorienté. Impossible d’atterrir. Trop de turbulences en basse altitude. Trop de chaleur pour une terre qui ne connaît que le gel. Alors, nous avons survolé la banquise en décomposition avant d’être ramenés, impuissants, à notre point de départ. Quelle frustration. Nous oscillons entre le rire, la rage et le désespoir.

Alors, on attend. On observe.

On écoute ce Groenland qui vacille entre deux mondes.

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On recommence. Un nouveau jour. Un jour sans fin. Identique aux précédents sur Nuuk, capitale aux 19 000 habitants. Les SUV rutilants règnent en maîtres sur les routes déneigées. Dans les centres commerciaux, on peut acheter un iPhone flambant neuf, des chips importées du Danemark et des vestes North Face dernier cri. Les fast-foods servent des milkshakes, des burgers et, pour les amateurs de fusion culinaire, des sushis de baleine. Les langues se mélangent, entre le danois dominant et le groenlandais qui lutte pour ne pas se dissoudre dans la mondialisation.

Bienvenue dans l’Arctique 2.0.

Mais oui, derrière cette modernité affichée, la mémoire ancienne résiste.

Les glaciers millénaires racontent une autre histoire, celle d’un peuple qui a appris à écouter la glace et à lire les signes du ciel et qui peut vivre en harmonie avec Sila. Sila, entité inuit qui signifie littéralement le souffle. Sila est l’essence du monde, la force qui fait souffler le vent, tomber la neige, grogner la banquise et frémir les aurores boréales. Les Inuits considèrent qu’il est à la fois bienveillant et redoutable, capable d’apporter la vie autant que la destruction. Avec le réchauffement climatique, certains Inuits disent que Sila est déséquilibré, malade, dérangé par l’activité humaine. Les anciens racontent que la glace ne parle plus comme avant, que les vents sont devenus erratiques, que Sila est en colère contre un monde qui a oublié de l’écouter.

Oui, ici on ne compte plus les contrastes absurdes. Plus au Nord, je me souviens avoir vu des enfants scroller sur TikTok en attendant leurs parents rentrant de la chasse au phoque. L’histoire inuit se dilue entre le wifi dans tout le Pays et la construction d’immeubles de verre et d’acier.

Alors on observe.

On attend.

Que le vent tourne.

Que la tempête d’air chaud cesse son monologue insensé et que nous puissions enfin rejoindre Ilulissat, où la glace craque encore sous les pas.

Nous cherchons avec nos micros le souffle de Sila, chuchotant ses avertissements à ceux qui veulent encore l’entendre…

Puis quand nous sommes trop lasses, nous regardons, l’oeil hagard, cette verte terre en pleine transition, un cappuccino tiède à la main, témoins d’un monde qui vacille entre tradition et dérèglement global.

To be continued

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